Barrn était bougon. Il n’y avait pas de quoi en faire un fromage mais le kyree émettait quelques grognements de mécontentement, de temps à autre. Cela pouvait effrayer les jeunes étudiants qui n’étaient pas familiers du bibliothécaire, et qui savaient qu’il n’y avait rien à craindre de ses grandes dents, quant à ceux pour qui il était familier, ils lui coulaient des regards étonnés ou intrigués. Sans doute se demandaient-ils ce qui mettait le kyree dans une telle humeur. La vérité était toute simple. Depuis son retour inattendu de mission pour cause de maladie inconnue, le kyree avait des articulations fragiles. Ainsi, en ces temps froids et neigeux, Barrn avait grand mal à mettre le museau hors de son nid douillet, car dès qu’il se levait ses os protestaient à grands cris. Ses grognements n’étaient que la manifestation externe de ses difficultés à se mouvoir sans douleur. L’ennui était que cela éloignait les étudiants qui auraient pu vouloir venir lui demander aide ou conseil, alors que le kyree n’attendait que cela pour pouvoir se changer les idées. Dommage.
Heureusement, il était toujours une personne que Barrn n’arriverait jamais à éloigner en montrant de la mauvaise humeur. Isabeau, toujours fidèle à son poste et qui savait parfaitement le remettre à sa place, si bas fut-elle par rapport à celle que bien d’autres lui donneraient. Et la jeune femme, pas le moins du monde effarouchée, vint finalement s’enquérir de ses conseils. L’humeur du bibliothécaire changea aussitôt, ses douleurs vite oubliées au profit de la curiosité, et un peu d’avidité, de savoir ce que l’apprentie héraut souhaitait lui demander.
Bien sûr, Isabeau, entrez donc.
Son regard ambré, et quelque peu impatient, suivit chacun des mouvements de la jeune femme tandis qu'elle venait prendre place devant lui. Attendant qu'elle veuille bien se confier à lui.
Son traitement pour les douleurs. Oui, ces potions à l’odeur particulièrement peu agréable et dont la prise avait des effets variables. Parfois très efficace mais pas toujours, Barrn n’était jamais sûr de se débarrasser de ses rhumatismes. Il avait l’impression d’avoir quarante ans de plus que son âge avec ces douleurs articulaires, et personne ne savait ce qui lui était arrivé. Il demeurait une énigme pour les guérisseurs qui faisaient de leur mieux pour traiter les symptômes à défaut de trouver l’origine du mal. Enfin, rien ne valait le retour des beaux jours, lorsque l’air s’assècherait et se réchaufferait. Barrn allait devoir patienter jusqu’à la fin de l’hiver et le retour du soleil. Il devait pouvoir faire cela, c’était sans aucun doute dans ses capacités. Mais rien ne l’empêchait de se plaindre un peu en attendant, l’air de rien, de façon légère, histoire d’être plain mais pas trop, car sinon on ne lui confierait plus de travail et cela le dérangerait bien plus que ces rhumatisme de vieux kyree tout juste bon à rester roulé en boule dans sa tanière.
Je vais bien, ne vous inquiétez pas. Et je n’oublis pas mes médicaments, même si cela ne fait pas tout à fait effet.
Il se permit une petite grimace de douleur en changeant de position pour se sentir plus à l’aise. Avec cet immobilisme forcé, il était ankylosé. Mais cette moitié de comédie cessa bien vite lorsqu’Isabeau en vint à la raison de sa présence dans le bureau du kyree.
Ainsi donc la petite Rinnerl avait bien grandit. A ce que sa compagne humaine rapportait de son comportement, Barrn comprit que la petite princesse entrait dans « l’âge ingrat ». Ce qu’il fallait comprendre par là c’est que la demoiselle commençait à se rebeller contre l’autorité que représentait celle qui était un peu comme sa mère de substitution. Autrement dit, elle était dans sa période « non » et refuserait presque systématiquement ce qu’Isabeau proposerait pour son bien.
Barrn se rappela avec nostalgie sa propre jeunesse intrépide, lorsqu’il était partit de son clan pour aller vadrouiller dans la forêt et approcher les humains. Sa rencontre avec Kaetram…
Le bibliothécaire chassa sa nostalgie. Ce n’était pas le moment de divaguer. Isabeau avait besoin d’un guide, hé bien elle avait frappé à la bonne porte. Qui de mieux placé qu’un kyree pour connaitre un kyree ?
Votre protégée n’aime probablement pas l’idée de l’instruction de la façon dont la voit les humains. Les kyrees ont leur propre méthode de fonctionnement, notre culture essentiellement orale oblige à aborder le savoir d’une autre manière. D’autre part, ce que vous lui avez proposé ne l’intéresse peut-être pas. Lui avez-vous demandé des détails sur les raisons de son refus ou bien a-t-elle tout simplement rejeté l’idée en bloc sans vouloir même en discuter ?
Barrn ne s’était pas attendu à une telle réaction à ses paroles. Il n’avait pas imaginé qu’Isabeau puisse se sentir si dépassée. Il avait encore des progrès à faire pour comprendre les rouages de la psychologie humaine à ce qu’il semblait. Son désespoir faisait de la peine au kyree. D’autant qu’à ses yeux, il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Quelques légers changements dans les projets de la jeune femme pour Rinnerl, et le tour serait joué. C’était simple.
Allons, ne vous en faites pas. Je suis sûr que vous ne pensiez pas à mal et que Rinnerl le sait. Vous n’êtes peut-être pas au fait de tout ce qu’elle désire mais je suis certain qu’elle vous aime beaucoup. Les relations entre les humains et les kyrees ne sont pas toujours faciles, croyez moi. Dans un sens comme dans l’autre d’ailleurs.
D’autant qu’Isabeau avait hérité d’un bébé non humain peu ordinaire sans avoir de manuel d’instruction livré avec. Elle devait endosser le rôle de mère à son âge, ce qui était peu évident lorsqu’on n’y était pas préparé, mais en plus devoir composer avec les besoins d’une autre espèce. Comment ne pas se sentir dépassé de temps en temps ? Ces pensées frayaient leur chemin dans l’esprit de Barrn tandis qu’il essayait de rassurer Isabeau et que des souvenirs remontaient à la surface. Il était naturellement inévitable que le kyree fasse le lien entre la situation actuelle et celle qu’il avait vécu avec Kaetram.
Vous savez, j’ai vécu cela il y a environ 26 ans, lorsque j’ai rencontré avec le premier de mes amis humain. Vivre avec cet homme, aussi bon fut-il, n’a pas toujours été simple. Il nous a fallut nous adapter l’un à l’autre. Durant tout le temps que nous avons passé ensemble. Pour vous et Rinnerl, cela en ira de même. Il y aura des moments de flottements où vous vous sentirez mal à l’aise car les mœurs humains et kyree divergent. Mais vous finirez par vous accoutumer l’une à l’autre.
Le kyree se demandait s’il n’en faisait pas un peu trop. C’était lui qui commençait à se sentir quelque peu mal à l’aise. Il parlait peu de son histoire aux humains, quelques rares individus connaissaient des bribes de son passé mais il ne s’étalait guère en palabres. Par ailleurs, Isabeau n’avait pas besoin qu’on la couve, barrn avait bien comprit la leçon, inutile de la lui répéter. Aussi donc, préféra-t-il changer de sujet pour revenir au thème initial.
En ce qui concerne Rinnerl, je vous conseille de parler avec elle de ce qu’elle aimerait étudier. Si cela ne donne rien, je peux intercéder pour vous, si vous le désirez.
Barrn s’inquiétait vraiment à présent. Isabeau n’était pas de nature à laisser voir ses faiblesses, pourtant elle avait l’air totalement perdu en cet instant. La situation était-elle catastrophique à ce point entre Rinnerl et Isabeau ? Il n’en avait pourtant pas eut le sentiment, mais il n’était pas impossible qu’il se soit trompé. Cela n’aurait pas été la première fois, songea-t-il non sans une pointe d’amertume. Le kyree n’aimait pas avoir tord.
Peiné par la vision d’une Isabeau accablée, Barrn aurait aimé être empathe, pour pouvoir l’aider. S’il avait été un peu moins... rigide, sans doute serait-il descendu de son perchoir pour rejoindre la jeune femme et lui apporter un peu de réconfort à son contact. Mais pas plus qu’il n’était empathe, Barrn n’osa faire ce pas. Et les dieux (qu’importait lesquels) savaient que ce n’était pas faute de compatir à la douleur de la jeune femme. Même s’il ne l’avait pas vécu dans ce sens, étant lui-même à la place de Rinnerl à cette époque, il comprenait désormais ce qu’avait dut éprouver son cher compagnon aujourd’hui décédé.
Tout ce que je peux vous dire, c’est que vous devez l’écouter, mais également écouter ce que vous dicte votre conscience. Il n’y a pas de magie pour cela il me semble, la clef de la compréhension est la communication.
Sa “voix” s’était faite douce et compatissante dans l’esprit de son assistante. Mais dans ces circonstances pouvait-on encore parler de maitre et d’assistant ? Le kyree n’en avait pas le sentiment. Il n’y avait plus dans cette pièce que deux êtres vivants dotés de sentiments.
Montrez lui que vous tenez à elle et que c’est pour son bien que vous voulez qu’elle apprenne. Je suis certain qu’elle comprendra.